La naissance du théâtre
Raconté par Agusto Boal dans son livre « Jeux pour acteurs et non-acteurs» – Extraits
Xua-xua vécut il y a des centaines de milliers d’années, quand les préfemmes et les préhommes vagabondaient dans les montagnes et les vallées, au bord de la mer et des fleuves, dans les forêts et dans les brousses […]
Ces êtres préhumains vivaient en hordes pour mieux se défendre des animaux, aussi sauvages qu’eux-mêmes. Xua-Xua – qui , évidemment ne s’appelait pas ainsi, qui n’avait aucun nom puisque aucun langage n’avait encore été inventé, même pas le proto-mundo, le premier langage – était la plus belle femme de la horde ; Li-peng, de trois ans son aîné, était le plus fort de tous les mâles. Naturellement ils se sentaient attirés l’un vers l’autre ; ils aimaient être ensemble, nager ensemble, grimper sur les arbre ensemble, sentir mutuellement leur odeur, se lécher, se toucher, faire l’amour de mille façons différentes, toujours l’un avec l’autre. […]
Un beau jour, Xua-Xua senti que son corps se transformait : son ventre s’arrondissait. De plus en plus. Elle devint timide, commença à avoir honte de ce qui se passait dans son corps et elle décida d’éviter Li-Peng. Lui ne comprenait rien à ce qui se passait, aux changements de Xua-Xua. Les deux amants prirent leurs distances. Xua-Xua préféra rester seule à regarder son ventre gonfler et Li-Peng décida de chasser d’autres femelles mais ne réussissait pas à en rencontrer une autre comme son premier amour.
Un soir, Xua-Xua sentit son ventre bouger : alors qu’elle était presque endormie, son ventre se mit à aller de droite à gauche, et de gauche à droite, sans obéir à ses désirs. Il gonflait de plus en plus, bougeait et manifestait de petits coups de pieds importuns. De loin, Li-Peng, comme un spectateur bien élevé, regardait Xua-Xua avec une certaine tristesse, une certaine curiosité. […]
Quelques mois plus tard, pendant une belle matinée ensoleillée, Xua-Xua, couchée au bord d’une rivière, accoucha de son enfant. C’était pure magie ! Xua-Xua regardait son bébé, mais ne pouvait pas comprendre ce qui lui était arrivé. Ce petit corps qui ressemblait au sien, était sûrement une partie d’elle-même, une partie de son propre corps qui était dedans avant et qui maintenant était dehors. Tous les 2, la mère et l’enfant étaient une même personne et la preuve concrète en était que le petit corps voulait tout le temps et intensément retourner à elle, relier son petit corps au grand corps, sucer son sein pour rétablir le cordon ombilical. Ainsi, elle était rassurée : les deux ne faisaient qu’elle. Pas de doute. Li-Peng quant à lui la regardait de loin.
Le bébé se développa très rapidement : il apprit à marcher tout seul, à consommer d’autres aliments que le lait de sa mère. Il devint plus indépendant : parfois Petit Corps n’obéissait pas au Grand Corps. Xua-Xua était alors terrifiée, une véritable rébellion d’une petite partie de son corps. Petite mais bien-aimée. Elle regardait les deux : elle-maman et elle-enfant.
Un jour, très tôt, Xua-Xua était encore endormie, quand Petit Corps se réveilla. Li-Peng les regardait tous deux sans pouvoir comprendre la relation entre Xua-Xua et son enfant. Il décida d’essayer et parvint à attirer l’attention de l’enfant, et père et fils partirent ensemble comme de bons copains […]
Li-Peng appris au petit à chasser, à pêcher et l’enfant était heureux. Xua-Xua au contraire, fût très malheureuse, triste, désespérée quand elle se réveilla et ne trouva pas son petit corps. Elle cria, hurla parce qu’elle avait perdu une partie d’elle-même.
Cependant comme ils étaient de la même horde, Xua-Xua rencontra le père et son fils quelques jours plus tard. Elle voulut récupérer son enfant, mais Petit Corps refusa, parce qu’il était aussi heureux avec son père qui lui apprenait des choses que Xua-Xua ignorait.
Xua-Xua fut obligée d’accepter que ce petit corps, même s’il avait été dans son ventre – il était elle ! -, fût aussi quelqu’un d’autre, avec ses propres besoins et désirs. Le refus d’obéir à sa mère de petit corps lui fit comprendre qu’ils étaient deux, non un seul.
Cette reconnaissance l’obligea à s’identifier : qui était-elle ? L’obligea à identifier les autres : qui était Petit Corps, et Li-Peng ? Et demain ? Et à l’avenir ? Xua-Xua cherchait des réponses : elle se cherchait elle-même. Elle se regardait. Moi et les autres, moi et moi-même. Ici et là-bas, aujourd’hui et demain.
C’est à ce moment que le théâtre a été découvert ! Précisément quand Xua-Xua a renoncé à récupérer son fils complètement pour elle-même, quand elle a accepté qu’il fût quelqu’un d’autre. Elle se regarda elle-même, vidée d’une partie de soi. A ce moment là elle était en même temps actrice et spectatrice. Elle spect-actrice. Comme nous sommes tous spect-acteurs. En découvrant le théâtre, l’être est devenu humain.
Voilà ce qu’est le théâtre : l’art de nous regarder nous-même !
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